Tu ne viens pas avec nous, tu es sûre ? Penchée à la vitre côté passager, Maman me serre à m’étouffer, pour la dixième fois depuis dix minutes. Son ton suppliant fait son effet. J’ai beau être à deux doigts d’une liberté à laquelle je n’ai encore jamais goûté, je suis pourtant tout près de flancher et de me glisser sur la banquette arrière. Je prends à mon tour Maman dans mes bras, plus fort qu’à mon habitude. Papa incline la tête vers moi. Son visage baigne dans la lueur bleutée du tableau de bord. – Sophie, ça ne nous plaît vraiment pas de te laisser ici à Noël. Qui va s’assurer que j’ai bien tracé le motif à la fourchette, sur les cookies au beurre de cacahuète ? Sans toi, je ne sais pas si je vais y arriver. J’éclate de rire et hoche la tête. – Je suis sûre que tu t’en sortiras très bien. Et je le suis. Sûre. Malgré ces adieux déchirants, hors de question pour moi de passer les dix prochains jours chez Margot, à regarder gonfler les extrémités de son corps. Mes parents se rendent à Breaux Bridge, petite ville du sud de la Louisiane située à moins de quatre heures de route. Ils vont retrouver ma sœur et son époux. Margot – qui est à six semaines d’accoucher de son premier enfant – souffre de pré-éclampsie surajoutée. Ne me demandez pas ce que ça veut dire ! Tout ce que je sais, c’est que ses pieds ont enflé de manière inimaginable. Et si je le sais, c’est que Margot s’ennuie tellement – obligée qu’elle est de rester au lit – qu’elle me bombarde de photos prises sous tous les angles possibles. – C’est pas comme si j’allais rester ici toute seule. J’aurai Nonna, Nonno et les vingt-cinq autres membres de la famille pour me tenir compagnie. Papa lève les yeux au ciel. – Pourquoi faut-il toujours qu’ils se réunissent tous ensemble dans la même maison au même moment, c’est un mystère pour moi ! Maman lui donne un petit coup dans les côtes. C’est qu’on ne plaisante pas avec la taille de sa famille ! Elle vient d’une fratrie de huit, et la plupart de ses frères et sœurs ont plusieurs enfants. La maison de mes grands-parents est toujours pleine de monde. Mais au moment des vacances, c’est carrément la gare de Grand Central.
Lits et places à table sont attribués en fonction de l’âge si bien que, quand nous étions plus jeunes, mes cousins et moi passions systématiquement la nuit de Noël serrés comme des sardines dans une pièce sans fenêtre, sur un seul grand lit fait de palettes posées à même le sol. Pour les repas, il fallait savoir jongler entre son assiette, sa tasse en plastique et ses genoux. – Tu es sûre que tu ne veux pas aller dormir chez Lisa ? Ce sera plus calme chez elle, suggère Maman. – Je suis sûre. Je serai très bien chez Nonna et Nonno. C’est sûr que ce serait plus calme chez ma tante Lisa, la sœur jumelle de Maman. Elle est son aînée de trois minutes. Du coup, elle me surveille d’aussi près que ma mère. Et ce n’est pas vraiment ce dont j’ai envie. Ce dont j’ai envie, c’est d’un peu de liberté. Et pouvoir passer du temps seule avec Griffin. Deux choses difficiles à obtenir quand on habite une petite ville et qu’on a pour père le chef de la police locale. – Très bien. On devrait être de retour pour le goûter d’anniversaire de Nonna, Papa et moi. On ouvrira les cadeaux à ce moment-là. Maman se tortille sur le siège passager, pas pressée de s’en aller. – Évidemment, si les parents de Brad n’y étaient pas eux aussi, on ne serait pas obligés d’y aller. Tu sais bien que sa mère passe son temps à vouloir réorganiser la cuisine et à déplacer les meubles. Je ne veux pas que Margot s’inquiète de ce que cette femme traficote pendant qu’elle est clouée au lit. – Il ne manquerait plus que les parents de Brad s’occupent de ta fille à ta place ! dis-je pour la taquiner. Maman est du genre mère poule. Il a suffi que Margot mentionne l’arrivée de ses beaux-parents pour qu’elle commence à faire ses valises. – On pourrait attendre demain matin pour partir, glisse-t-elle à Papa. Il secoue la tête et, sans lui laisser le temps d’ajouter un mot : – On mettra beaucoup moins de temps à faire la route ce soir. Demain, c’est le dernier samedi avant Noël : ce sera un cauchemar de rouler.
Il se penche encore une fois vers moi. – Rassemble tes affaires et pars tout de suite chez tes grands-parents. Appelle-les pour les prévenir que tu arrives. Ça, c’est mon père : toujours en service. C’est la première fois depuis des années qu’il s’apprête à quitter son poste plus de quelques jours d’affilée. – Promis. Maman m’étreint pour la énième fois. J’envoie un baiser à Papa. Et les voilà partis. Le rouge des feux arrière du 4×4 de mes parents s’éloigne et disparaît dans la nuit. Un flot d’émotions me submerge : de l’excitation, de l’impatience, mais aussi comme une boule au ventre. Je m’efforce de la chasser. Non que je cherche à fuir mes parents – l’angoisse me saisit à la seule pensée de me réveiller sans eux le jour de Noël. Mais pas question de passer les vacances prisonnière du minuscule appartement de Margot et Brad. À peine retournée dans ma chambre, j’appelle Nonna pour lui dire que je serai là dans quelques heures. Elle ne m’écoute que d’une oreille. J’entends les clients de sa boutique de fleurs discuter bruyamment, et je devine qu’elle ne saisit pas la moitié de ce que je lui raconte. – Conduis prudemment, ma chérie ! dit-elle. Juste avant qu’elle raccroche, je l’entends crier à Randy, dans la serre, le prix des poinsettias. J’esquisse un sourire. Il est 18 heures. Un court trajet sépare Minden de Shreveport, où vivent mes grands-parents et le reste de la famille. Nonna ne m’attendra pas avant vingt-deux heures. Quatre merveilleuses heures rien que pour moi ! Je me laisse tomber sur mon lit et fixe mon ventilateur de plafond, qui tourne lentement. J’ai beau avoir dix-sept ans, mes parents n’aiment pas que je reste seule à la maison.
Et les rares fois où j’y parviens quand même, je ne vous dis pas le nombre d’agents qui viennent sonner à la porte « pour s’assurer que tout va bien ». La honte ! Je me saisis de mon portable et compose le numéro de Griffin afin de lui annoncer que je ne pars pas avec mes parents. Au bout de huit sonneries, je tombe sur sa boîte vocale. Je lui envoie un texto. Puis j’attends que s’affichent les trois petits points. Je ne lui ai pas dit que je travaillais mes parents au corps pour qu’ils me laissent rester. Je ne tenais pas à ce que nous soyons tous les deux déçus si je ratais mon coup. Je fixe quelques secondes encore mon écran de portable vide de tout message, avant de le balancer à l’autre bout du lit. Je m’assieds à mon bureau jonché de maquillage, de crayons de couleur et de flacons de vernis à ongles. Devant moi, sur le mur, un tableau presque entièrement couvert de fiches d’un blanc immaculé qui recensent toutes les facs auxquelles j’envisage de candidater. Sur ces fiches, la liste des « pour » (en vert) et la liste des « contre » (en rouge), ainsi que les conditions requises par chacune des universités. Quelques-unes arborent une grosse croix verte – signe que je remplis toutes ces conditions et que je suis déjà acceptée. J’attends encore la réponse de la plupart des autres. J’appelle ça mon « tableau d’inspiration » – surnommé par Maman mon « tableau d’obsession ». Mes yeux se posent sur la première fiche épinglée, au début de mon année de troisième : LSU, l’université de l’État de Louisiane. À cette époque, je pensais qu’aucune autre fac ne serait digne de figurer sur le tableau. Avant de comprendre que je ne devais me fermer aucune porte. Mon portable émet un « ding ». Je me tourne vers le lit. C’est juste une notification – un like sur mon dernier post –, non la réponse de Griffin à mon texto. Un coup d’œil à la pile de fiches vierges, sur mon bureau. J’envisage pendant une fraction de seconde de faire une « liste Griffin ». On sort ensemble depuis un peu plus d’un an. Le lycée est notre principale préoccupation. Mais je suis emballée à l’idée de profiter de ces deux semaines de vacances – sans la pression d’examens ou d’exposés à préparer – pour passer du temps seule avec lui.
On n’est pas pressés, mais je mentirais si je disais que je n’ai pas songé à passer à la vitesse supérieure. Vert : Ensemble depuis plus d’un an On est en terminale et on a presque dix-huit ans Rouge : Pas encore dit « Je t’aime » Pas sûre d’être prête à dire « Je t’aime » La tête que ferait Maman ! Mieux vaut renoncer à cette idée de liste. Encore un « ding » de mon portable. Nouveau texto. Mon cœur bat plus vite. Mais c’est Margot qui m’envoie une autre photo. Je l’ouvre et reste quelques minutes à la fixer. Quelqu’un devrait lui confisquer ce portable ! MOI : ????? Qu’est-ce que c’est que ça ? MARGOT : Un gros plan de mes orteils. Zéro espace entre eux. Je ne peux ni les agiter ni les séparer. On dirait des saucisses cocktail. MOI : Et s’ils ne redeviennent jamais comme avant ? Comment tu vas faire si tu ne peux plus jamais porter de tongs parce que tu n’arrives pas à faire passer la lanière en plastique entre tes deux premiers orteils ? Tu vas faire honte à ton gosse avec des pieds pareils ! MARGOT : Je me dis que des orteils en forme de saucisse, c’est toujours mieux que des doigts en forme de saucisse. Je vais peut-être devoir porter d’horribles chaussures orthopédiques – comme celles qu’avait tante Toby. MOI : Tu pourrais les customiser. Écrire ton prénom de chaque côté avec de la peinture gonflante. Ça ferait de charmantes sandales à bout saucisse ! MARGOT : Ça y est, tu m’as donné envie de manger des saucisses ! MOI : Tu es dégoûtante. Et tu m’as traumatisée à vie.
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