La scène se déroule à Ramstein en Allemagne. C. L. Jackson est un of icier américain ayant un passé au Viêtnam. Ulrika, une jeune Suédoise diplômée d’une école d’infirmières, est venue rendre visite à une amie qu’elle n’a pas vue depuis l’école primaire. C’est le printemps. Les cerisiers sont en fleur. L’endroit ne paie pas de mine. La base aérienne américaine domine la région. Ulrika sort tard le soir, elle est belle, elle se promène les épaules nues. Les Américains sont rudes, mais elle ne peut pas s’empêcher de répondre à leurs sourires. L’homme est un géant dans son uniforme. Hey, you. À peine a-t-elle le temps de succomber qu’il la presse contre le mur. Son érection est une arme. Il a été aux commandes d’une série de charges fructueuses, mais celle-ci est sa plus avilissante. Elle crie comme une bête. Neuf mois plus tard, elle fait adopter son fils par un couple fortuné de Kåbo, à côté d’Uppsala, en Suède. Le docteur ès lettres Bertil Thomson-Jaeger et son épouse Amber, une femme maigre et infertile. Landon est le nom de baptême donné au garçon : la longue colline. Le jour de la cérémonie, la famille Jaeger est assise côté droit à l’église, le soleil darde ses rayons bleus à travers les vitraux. Vingt ans plus tard, Landon reçoit une lettre. Il vient juste d’emménager dans la rue Skolgatan à Uppsala. Dans quelques mois, il commencera ses études à l’université. Ulrika lui demande pardon ou soulage son cœur, impossible de trancher.
“Ton père”, écrit-elle en indiquant le prénom, le nom et l’âge estimé. Plus loin, elle donne le nombre des soldats américains tombés sur le champ de bataille, comme si cela faisait partie de l’héritage. Il l’a violée, l’Allemagne cette année-là était infestée de porcs. Puis l’accouchement infernal. Et cette douleur chronique dans le bassin. Quelque temps plus tard, lorsque Landon essaie de la contacter, elle est introuvable. Le nom du père est inscrit parmi ceux des soldats morts. La honte a attendu vingt ans pour se manifester. Aujourd’hui, elle reprend ses droits. Landon a les cheveux blonds et le teint si clair qu’il pourrait être norvégien. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’il soit pris pour quelqu’un du pays voisin. Il est grand. Ses joues pâles sont criblées de taches de rousseur. Depuis des mois, il laisse pousser sa barbe. Il est plus délicat que tous les hommes qu’elle connaît. Certaines femmes le méprisent d’ailleurs pour ça. La seule chose qu’il n’a pas peur de toucher, c’est la nourriture. D’autre part, il a une passion pour la guerre du Viêtnam. Un grand nombre de DVD de documentaires trônent sur les étagères au-dessus de sa télé. Un jour, il tombe par hasard sur le département d’études nord-américaines. Il coche tous les cours, les uns après les autres. Quelque part, il arrivera bien à comprendre ou à se reconnaître. “Papa.” Un vague malaise, une photo en noir et blanc des archives de Washington, une mâchoire carrée. Mais la violence demeure pour lui un sentiment étranger.
Jusqu’à ce moment-là. Voilà toute l’histoire. Lorsque Landon et Rita se rencontrent, tous les deux ne vont pas tarder à être diplômés et à fêter la fin de leurs études la tête ceinte d’une couronne de laurier. C’est le nouveau millénaire, la Suède recule économiquement. Les premières interviews de Johan Svärd se propagent comme un feu d’artifice dans le flot de l’actualité. “Nous allons vers une catastrophe sanitaire galopante liée à l’obésité.” “Dans une génération, un Suédois sur trois sera en surpoids.” Le nouveau parti veut révolutionner la santé publique et rendre la Suède de nouveau svelte. De grandes réformes sont promises. La chirurgie bariatrique sera subventionnée. Derrière la rhétorique virulente du chef de parti, Landon entend sa mère obsédée par le poids. Pour lui, l’homme est fou, le Parti de la santé est une mauvaise blague. Le populisme de droite montre son côté le plus risible. Sept ans plus tard, lorsque Landon et Rita se séparent, Johan Svärd est devenu le chef du gouvernement. Rita est tombée en dessous des quarante-neuf kilos. I Il était le genre d’homme à s’excuser après avoir éjaculé. Une camarade de cours avait lâché cette phrase lors d’une fête et tout le monde avait ri. Ce qui était injuste puisque personne ne le connaissait. Et même si Landon s’était demandé ce qu’ils en savaient, tous ces cons, ça faisait quand même mal. Demandez à Rita, voulait-il leur dire. Rita Peters avait fait une entrée fracassante à la beuverie estudiantine des thésards. Elle était vêtue d’un pull rayé qui lui moulait la poitrine et avait une voix stridente qui ne l’avait pourtant pas empêchée de grimper sur la table et de pousser la chansonnette. Il avait fallu plusieurs heures à Landon avant d’oser l’accoster. Elle était spécialiste de littérature moderne avec une prédilection pour le slam. Il était spécialiste des États-Unis dans un département que personne ne connaissait.
Mais quelque chose en lui capta son attention. Elle saisit sa délicatesse entre ses doigts et l’émietta. Pour la première fois depuis la lettre d’Ulrika, il eut quelque chose à quoi se raccrocher. Parfois ils se rendaient tous les deux dans la maison de campagne des Thomson-Jaeger à Kavarö et ils s’asseyaient chacun à un bout du canapé pour travailler leur thèse. Sur la culture macho dans la poésie slam pour elle, sur Olof Palme et la tension avec les États-Unis pour lui. Le soir, ils se serraient l’un contre l’autre dans le lit avec deux litres de crème glacée et regrettaient d’avoir gaspillé la journée à ne pas être ensemble. Landon leva les yeux de son bureau. Il fallait qu’il arrête de penser à elle. Tôt ou tard, il faudrait qu’il arrête. Dès qu’il la voyait dans un des couloirs, son cœur se serrait. Rita était aujourd’hui si décharnée qu’elle en était devenue grise. Il avait consacré de nombreuses années à l’aimer. La dernière en vain. Finalement, il avait rangé ses effets personnels dans des cartons et avait quitté leur appartement de l’avenue Luthagsesplanaden. Un vélo elliptique et un tapis de course avaient remplacé le canapé devant la télé. Partout traînaient des haltères, des élastiques de pilates, des manuels d’exercices physiques et des magazines luxueux avec des recettes de smoothies aux choux et d’incroyables régimes de stars hollywoodiennes. Rita n’entrait plus jamais dans la cuisine, et de la salle de bains s’échappait une odeur aigre d’acétone. Ça faisait des mois maintenant. Rita avait repris le poste de maître de conférences en littérature comparée de Gloria Öster après le départ forcé de celle-ci. Et Landon occupait celui de chercheur postdoctoral dans le département d’études nord-américaines. Il ignorait pendant combien de temps encore il allait pouvoir rester. Lors de son dernier contrôle de santé, il avait frôlé l’avertissement écrit. “IMGM 41 !” s’était écriée l’infirmière en secouant la tête de façon alarmante. L’Institut pour la nutrition était arrivé à la conclusion que la vieille mesure pour évaluer le poids corporel, l’IMC, donnait des résultats trop généreux. Les gens de grande taille pouvaient s’en tirer.
C’étaient exactement les mots qu’ils avaient prononcés. Comme s’il était question d’un crime. L’indice de masse grasse et musculaire était devenu la meilleure arme du Parti de la santé. C’était l’IMGM qui déterminait l’aptitude des gens à leur profession. Un IMGM supérieur à 42 leur interdisait d’exercer un métier dans le secteur public. La première fois qu’il avait entendu la proposition du gouvernement, Landon n’en avait pas cru ses oreilles. Aujourd’hui, il était nettement moins naïf quant au Parti de la santé et il avait compris qu’ils étaient prêts à aller très loin. Dans le département, un des maîtres de conférences avait dû quitter son poste, de même que les deux nouveaux thésards. Ce n’est pas de notre ressort, avait répondu le directeur des études à Landon et à ses collègues lorsqu’ils avaient protesté contre ces licenciements. La décision vient des instances supérieures. Les gens acceptèrent le décret du gouvernement sans broncher. Johan Svärd n’aurait pas pu mieux se positionner. Pile entre l’Alliance et les sociaux-démocrates. Si on ne prêtait pas attention à la boussole électorale, on optait par défaut pour le Parti de la santé. Ce n’étaient pas seulement les vieux conservateurs comme les époux Thomson-Jaeger qui tombaient sous le charme du jeune séducteur, Landon avait également des amis de gauche qui jubilaient chaque fois que le chef du gouvernement montait à la tribune pour décréter une nationalisation. L’université était devenue le territoire des traîtres. À la cafétéria, les discussions tournaient exclusivement autour de ce qui pouvait se manger ou non et de la quantité de sport nécessaire pour éliminer ce qu’on venait d’ingurgiter. À présent, Landon s’asseyait seul à une table pour échapper à toutes ces conneries. L’obligation de faire du sport n’arrangeait pas les choses. Au beau milieu de la nuit, on pouvait voir des gens sortir de la nouvelle salle de sport dans le département de théologie, le tee-shirt trempé et la tête gonflée comme une grosse sucette rouge, le regard vide et les yeux cernés. Comme Rita, se disait-il. Puis il évacuait cette pensée de sa tête. Il attrapa un des livres brochés dans le carton posé par terre et apposa sa signature sur la page de garde. Un nouveau collègue de Stockholm voulait lire sa thèse et il n’avait rien contre le fait d’alléger sa pile de quelques grammes
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