Je reviens des quartiers des Cruse, où je suis allée voir Natacha qui m’a expliqué en quoi consistait son poste d’ange gardien sur le terrain. Elle m’a dit que souvent, elle rentrait en pleurs, mais que pour rien au monde elle ne changerait cela. Sa force, c’est son homme William, qui est toujours resté à ses côtés. Cette part de sa vie lui a tellement apporté, l’a fait évoluer, lui a appris l’amour et la compassion, bien plus profonds qu’un amour charnel. Elle a voyagé sur l’ensemble du monde, a rencontré des milliers de personnes, a vécu plus de situations dangereuses qu’un soldat, mais elle le referait sans hésiter… Elle en parle avec tellement d’émotion et de respect que cela m’a confortée dans ma décision d’accepter le poste. Je suis dans ma tente, à dessiner les dunes aux multiples couleurs pendant que mon esprit vagabonde. Les courbes se croisent, s’enchaînent et prennent ces tons chauds inoubliables, donnant vie sous mes yeux aux dunes, au sable, aux paysages que j’ai si souvent voulu reproduire sur mon calepin, l’Oasis cachée, les campements sauvages, notre base… Si je peux faire quelque chose de ma vie, de moi-même, de mon libre arbitre, c’est bien être un ange gardien. Qu’est-ce qu’un don de soi pour aider, soutenir, calmer, soigner les autres ? Ici, les gens se battent pour vivre, survivre, être libres, et moi je me questionne sur ce que je peux apporter. N’est-ce pas pour cela que je me suis engagée ? Pour être un grain d’humanité dans cette mer de sable ou règne la guerre ? Le docteur Cruse et sa femme pensent que j’en suis capable. Je pourrais tellement apprendre. Après tout, j’ai toujours voulu devenir plus que je n’étais, alors pourquoi ne pas améliorer mes compétences ? Avec ses paroles sur les anges gardiens, son regard, Sebastian m’a convaincue avant même que j’en parle avec Natacha. Mais je ne l’admettrai pas. Je peux le faire, tout mon corps en fourmille, en tressaute. Je le sens au plus profond de moi-même, je dois faire cette formation spéciale. Le conseil de la Pantha ne pourra pas me le refuser. Aider les âmes, les corps, les hommes… Non, il ne me le refusera pas, et en plus j’apporterai mon savoir à la tribu. Une fois ma décision prise, je me sens plus légère, plus sereine. J’ai trouvé ma voie. — Crottines de bouc, je vais être en retard ! Je me redresse brusquement, enfile ma tenue d’apparat à la hâte, me coiffe et cours en direction du bâtiment des officiers. J’avance dans le couloir pour me rendre au bureau du major Gatewood. Des soldats passent dans un sens, puis dans l’autre. Certains me saluent, d’autres ne me voient même pas. Je me dépêche de rejoindre le bureau, mais au détour d’un couloir, je me heurte à un mur : un militaire en treillis caramel qui me lance un regard furibond. — Je ne vous avais pas vu, je suis en retard et… — Vous m’êtes rentrée dedans ! — Oui. — Et ? — Voulez-vous bien vous décaler, que je puisse aller à mon rendez-vous ? Le mur caramel ne bouge pas.
Il semble prendre le couloir au complet. Je tente de passer à droite, il fait un pas de côté et se place devant moi. Je passe à gauche, il recommence. Je relève ma tête vers son menton. Il esquisse un vague sourire. — Avez-vous un souci ? lui demandé-je, impatiente. — Vous ne vous êtes pas excusée. — Vous ne vous poussez pas. — Vous me devez des excuses. Je vais le tuer. Je vais sauter sur mes pieds, lui enfoncer mon poing dans l’œil, puis m’asseoir sur sa tête. Il semble lire dans mes pensées. — Un rendez-vous, peut-être ? — Oui, je suis pressée, je vous l’ai dit. Il se décale en faisant une révérence. — Si madame veut bien avancer, dit-il. — Merci. Je reprends ma route et lance tout fort un « Excusez-moi, Sergent-chef », suite à quoi il me répond que mon uniforme est taché sur le devant. — Merdouille en culotte courte ! Je cours encore un instant, vérifiant l’heure sur ma montre gousset. 14 h 52. J’y suis. Je reprends ma respiration. 14 h 55. Debout contre le mur, j’examine mon uniforme, frotte la minuscule tache et vérifie mes chaussures. Tout doit être parfait. Ce qui me rassure, c’est que je n’ai pas peur.
Non, c’est ma décision, ma volonté et de cela je suis fière. C’est ma vie, ici en Libye. 14 h 58. Brooster va me faire un caca nerveux, je m’en fous. Je vais lui consacrer le reste de ma vie, il me doit bien cela. Mon choix, ma vie, et si comme tout se passe selon les paroles de Natacha, je vais pouvoir aider d’autres personnes et parmi elles, la tribu. 14 h 59. Une aventure humaine incroyable, voilà ses mots. Alors, qui suis-je pour refuser cela ? 15 heures. Et puis, le docteur Cruse sera avec moi, il a confiance en moi. Il m’a choisie. C’est un bon médecin, j’ai déjà appris énormément à ses côtés, alors j’ai du mal à imaginer ce que l’avenir dans ce pays me réserve. 15 h 01. La porte s’ouvre. — Entrez, madame. — Merci, Soldat, dis-je au militaire qui me l’a ouverte. J’entre dans le bureau, fais mon salut militaire et me poste devant eux. Le major Gatewood, William et MmeRuby sont face à moi, chacun me dévisageant d’un air solennel. Le major finit son verre d’eau et replonge le nez dans ses papiers. Je jette un œil discret au docteur. Il me sourit. OK, c’est la norme, ne panique pas… Le major Gatewood pose lentement son crayon et m’observe de nouveau, je fixe un point sur le mur en face sans ciller, sans bouger, me concentrant sur ma respiration. J’ai les mains moites, mais je ne peux pas leur montrer. Le major se place devant moi en appui contre son bureau métallique conçu par les ingénieurs qualifiés. Je ne cille pas, je fixe ce foutu point qui a tendance à disparaître.
Il attend pour ce qui me semble une éternité, puis se tourne sur le docteur avant de revenir sur moi :
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