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Arturo Perez-Reverte – Le Tableau Du Maitre Flamand

Une enveloppe cachetée est une énigme qui en renferme d’autres. Celle-ci, une grande et grosse enveloppe de papier kraft, était marquée du sigle du laboratoire en son angle inférieur gauche. Et tandis qu’elle s’apprêtait à l’ouvrir, qu’elle la soupesait tout en cherchant un coupe-papier parmi les pinceaux, les flacons de peinture et de vernis, Julia n’imaginait nullement à quel point ce geste allait changer sa vie. En fait, elle savait déjà ce que contenait l’enveloppe. Ou du moins, comme elle allait le découvrir plus tard, elle croyait le savoir. Et c’est sans doute pourquoi elle ne sentit aucune émotion particulière jusqu’à ce qu’elle sorte les épreuves photographiques de l’enveloppe, qu’elle les étale sur la table et qu’elle commence à les regarder, vaguement étonnée, retenant son souffle. Elle comprit alors que La Partie d’échecs allait être autre chose qu’un simple travail de routine. Dans son métier, il n’était pas rare de faire des trouvailles imprévues en restaurant des tableaux, des meubles ou des reliures anciennes. Depuis six ans qu’elle était restauratrice, elle avait vu d’innombrables esquisses abandonnées, corrections d’originaux, retouches, repentirs d’artiste ; et même des falsifications. Mais jamais encore une inscription masquée sous la peinture d’un tableau : trois mots que révélait la photo aux rayons X. Elle s’empara de son paquet froissé de cigarettes sans filtre et en alluma une, incapable de détourner les yeux des clichés. Aucun doute possible, puisque tout était là sur les positifs des plaques radiographiques 30 x 40. L’esquisse originale de la peinture, un tableau flamand du XVe siècle, nettement visible dans le dessin minutieux au verdaccio, les veines du bois et les joints collés des trois panneaux de chêne qui formaient le fond, support des tracés successifs, des coups de pinceau, des glacis de couleur que l’artiste avait appliqués pour créer son œuvre. Et, dans la partie inférieure, cette phrase cachée que la radiographie mettait au jour cinq siècles plus tard, avec ses caractères gothiques qui se détachaient nettement sur le cliché noir et blanc : QUIS NECAVIT EQUITEM. Julia savait suffisamment de latin pour la traduire sans dictionnaire : Quis, pronom interrogatif, qui. Necavit, de neco, tuer. Equitem, accusatif singulier de eques, cavalier ou chevalier. Qui a tué le chevalier. Au mode interrogatif, que l’emploi de quis rendait évident, donnant un air un peu mystérieux à la phrase : QUI A TUE LE CHEVALIER ? C’était pour le moins déconcertant. Elle avala une bonne bouffée de sa cigarette qu’elle tenait de la main droite, tout en remettant en ordre de l’autre main les radiographies étalées sur la table. Quelqu’un, peut-être le peintre lui-même, avait posé dans ce tableau une sorte de devinette qu’il avait ensuite recouverte d’une couche de peinture. Ou quelqu’un d’autre l’avait fait, plus tard. La date pouvait se situer dans un créneau d’à peu près cinq cents ans. L’idée la fit sourire intérieurement. Elle parviendrait à résoudre l’inconnue sans trop de difficulté.


Après tout, c’était son travail. Elle prit les radiographies et se leva. La lumière grisâtre qui pénétrait par la grande verrière du toit tombait directement sur le tableau posé sur un chevalet. La Partie d’échecs, huile sur bois de Pieter Van Huys, 1471… Elle s’arrêta devant la peinture, l’observa longuement. C’était une scène domestique, peinte avec le réalisme minutieux des Quattrocentistes ; une scène d’intérieur, de celles avec lesquelles les grands maîtres flamands avaient jeté les bases de la peinture moderne, grâce à l’innovation qu’avait constituée à l’époque la peinture à l’huile. Deux chevaliers dans la fleur de l’âge, de noble aspect, assis de part et d’autre d’un échiquier sur lequel se déroulait une partie, constituaient le sujet principal. Au deuxième plan, à droite, à côté d’une fenêtre en ogive qui s’ouvrait sur un paysage, une dame vêtue de noir lisait un livre qu’elle tenait posé sur ses genoux. Des détails minutieux, bien caractéristiques de l’école flamande, enregistrés avec une perfection presque maniaque, complétaient la scène : meubles et ornements, dallage noir et blanc, motifs du tapis, et même une petite lézarde dans le mur, ou l’ombre d’un clou minuscule fiché dans une poutre du plafond. L’échiquier et les pièces étaient rendus avec une précision semblable, de même que les traits, les mains et les vêtements des personnages dont le réalisme contribuait avec la clarté des couleurs à la qualité du travail de l’artiste, évidente malgré le noircissement du tableau dû à l’oxydation du vernis original. Qui a tué le cavalier ? Julia regarda la radiographie qu’elle tenait à la main, puis le tableau, sans pouvoir y déceler à l’œil nu la moindre trace de l’inscription secrète. Un examen plus attentif, avec une loupe binoculaire de grossissement sept, n’apporta rien de neuf. Elle ferma alors le grand rideau de la verrière pour faire le noir dans son atelier, puis approcha du chevalet une lampe ultraviolette Wood sur trépied. Sous cet éclairage, les matières, peintures et vernis les plus anciens devenaient fluorescents, alors que les modernes disparaissaient dans l’obscurité, ce qui permettait de découvrir les retouches et reprises postérieures à la création de l’œuvre. Mais la lumière noire ne révéla qu’une seule surface fluorescente qui englobait la partie du tableau où se trouvait l’inscription secrète. Ce qui voulait dire qu’elle avait été recouverte par l’artiste lui-même, ou très peu de temps après l’exécution du tableau. Elle éteignit la lampe, ouvrit le rideau de la verrière et la lumière plombée de ce matin d’automne vint se répandre à nouveau sur le chevalet et le tableau, envahissant l’atelier encombré de livres, d’étagères couvertes de peintures et de pinceaux, de vernis et de solvants, d’instruments d’ébénisterie, de cadres et d’outils de précision, de sculptures anciennes et de bronzes, de châssis, de tableaux tournés contre le mur, posés par terre sur un précieux tapis persan maculé de peinture. Dans un coin, sur une commode Louis XV, une chaîne haute-fidélité disparaissait au milieu de piles de disques : Dom Cherry, Mozart, Miles Davis, Satie, Lester Bowie, Michael Edges, Vivaldi… Sur le mur, un miroir vénitien monté dans un cadre doré renvoya à Julia son image légèrement floue : cheveux coupés à hauteur des épaules, légers cernes de sommeil sous des yeux grands et sombres, pas encore maquillés. Belle comme un modèle de Leonardo, avait coutume de dire César quand le miroir encadrait son visage de reflets d’or, ma piu bella. Et si l’on pouvait croire César plus connaisseur en éphèbes qu’en madonnas, Julia n’en savait pas moins que cette affirmation était rigoureusement exacte. Elle aimait d’ailleurs se regarder dans ce miroir au cadre doré, car il lui donnait l’impression de se trouver de l’autre côté d’une porte magique qui, au-delà du temps et de l’espace, lui renvoyait l’image de son visage en lui donnant le teint velouté d’une beauté de la Renaissance italienne. Elle sourit en pensant à César. Elle souriait toujours quand elle pensait à lui, depuis qu’elle était toute petite. Un sourire tendre ; souvent complice. Puis elle posa les radiographies sur la table, écrasa sa cigarette dans un lourd cendrier de bronze signé Benlliure et alla s’asseoir devant sa machine à écrire : « La Partie d’échecs » : Huile sur bois. École flamande.

Datée de 1471. Auteur : Pieter Van Huys (1415-1481). Support : Trois panneaux fixes de chêne, assemblés à fausse languette. Dimensions : 60×87 cm. (Trois panneaux identiques de 20×87). Épaisseur du panneau : 4 cm. État de conservation du support : Aucun gauchissement du panneau. Aucune trace de détérioration par les insectes xylophages. État de conservation de la couche picturale : Bonne adhérence et bonne cohésion du complexe stratigraphique. Aucune altération de couleur. Craquelures de vieillissement ; pas de boursouflement ni de desquamation. État de conservation de la couche superficielle : Pas de marques d’exsudation de sels ni de taches d’humidité. Noircissement excessif du vernis, dû à l’oxydation ; il faudra remplacer la couche. La cafetière sifflait dans la cuisine. Julia se leva pour aller se servir une grande tasse de café noir, sans sucre. Puis elle revint, la tasse dans une main, s’essuyant l’autre sur le pull-over d’homme informe qu’elle avait enfilé par-dessus son pyjama. Une légère pression de l’index, et les notes du Concerto pour luth et viole d’amour de Vivaldi s’élevèrent dans l’atelier, glissant paresseusement dans la lumière grise du matin. Elle but une gorgée de café, très fort et amer, qui lui brûla le bout de la langue. Puis elle alla s’asseoir, pieds nus sur le tapis, pour continuer à taper son rapport : Examen aux rayons ultraviolets et aux rayons X : On ne décèle aucun repentir important, retouche ou correction postérieure. Les rayons X révèlent une inscription en caractères gothiques, masquée à l’époque, visible sur les épreuves photographiques ci-jointes. L’inscription n’apparaît pas à l’examen classique. Elle pourrait être dévoilée sans endommager le reste du tableau en décapant la peinture qui la recouvre. Elle sortit la feuille de papier de la machine et la glissa dans une enveloppe, avec deux radiographies. Puis elle but ce qui restait de son café, encore chaud, et prit une autre cigarette. En face d’elle, sur le chevalet, devant la dame absorbée par sa lecture près de la fenêtre, les deux joueurs poursuivaient une partie d’échecs qui durait depuis cinq siècles, représentée par Pieter Van Huys avec tant de rigueur et de maîtrise que les pièces paraissaient sortir du panneau, prendre un relief propre, comme les autres objets du tableau.

L’impression de réalisme était si intense qu’elle réussissait pleinement à produire l’effet recherché par les vieux maîtres flamands : intégrer le spectateur dans le complexe pictural, le persuader que l’espace d’où il contemple la peinture est le même que celui qu’elle renferme ; comme si le tableau était un fragment de la réalité, ou la réalité un fragment du tableau. Deux éléments contribuaient à cet effet : la fenêtre peinte du côté droit de la composition, qui s’ouvrait sur un paysage situé au-delà de la scène, et un miroir rond et convexe peint du côté gauche, sur le mur, qui reflétait le buste des joueurs et le jeu d’échecs, déformés par la perspective du point de vue du spectateur situé en deçà de la scène, ce qui avait pour résultat étonnant d’intégrer les trois plans – fenêtre, salle, miroir – en un tout. Comme si le spectateur, pensa Julia, se reflétait entre les deux joueurs, à l’intérieur du tableau. Elle se leva pour s’approcher du chevalet, croisa les bras, puis observa longuement la peinture, parfaitement immobile, aspirant de longues bouffées de sa cigarette dont la fumée lui faisait cligner les yeux. L’un des joueurs, celui de gauche, devait avoir environ trente-cinq ans. Ses cheveux châtains étaient tonsurés jusqu’aux oreilles, comme c’était la mode au Moyen Âge ; un nez fort, aquilin ; sur son visage, une expression de concentration grave. L’homme était vêtu d’un pourpoint dont le vermillon avait admirablement bien résisté au passage du temps et à l’oxydation du vernis. Il portait au cou le collier de la Toison d’Or et sur son épaule droite brillait une broche finement ouvrée dont le filigrane était défini dans ses moindres détails, jusqu’à un minuscule éclat de lumière qui jouait sur les pierres précieuses. Son coude gauche et sa main droite étaient posés sur la table, de part et d’autre de l’échiquier. Il tenait dans ses doigts une pièce du jeu : un cavalier blanc. À côté de sa tête, en caractères gothiques, une inscription l’identifiait : FERDINANDUS OST. D. L’autre joueur, plus mince, frisait la quarantaine. Il avait le front dégarni et des cheveux presque noirs parmi lesquels on devinait des coups de pinceau extrêmement fins au blanc de plomb qui lui éclaircissaient un peu les tempes. Ses cheveux, son expression et sa posture lui donnaient un air de maturité prématurée. Son profil était serein et digne. Au lieu des luxueux vêtements de cour de l’autre, il était habillé d’un simple corselet de cuir et d’un gorgerin d’acier bruni qui lui couvrait le cou et les épaules en lui donnant une allure résolument militaire. Plus penché sur l’échiquier que son adversaire, il semblait étudier fixement le jeu, apparemment étranger à tout ce qui l’entourait, les bras croisés sur le bord de la table. Sa concentration se lisait dans les légères rides verticales qui lui barraient le front. Il observait les pièces comme si elles lui posaient un problème difficile dont la solution réclamait toute sa puissance de réflexion. Une inscription l’identifiait lui aussi : RUTGIER AR. PREUX. La dame se trouvait à côté de la fenêtre, lointaine dans l’espace intérieur du tableau par rapport aux joueurs, dans une perspective linéaire accentuée qui la situait sur un horizon plus élevé. Le velours noir de sa robe, dont un savant dosage de glacis blanc et gris étoffait les plis, paraissait avancer vers le premier plan. Son réalisme rivalisait avec le dessin consciencieux du fil du tapis, avec la méticulosité du rendu des moindres nœuds, joints et veines des poutres du plafond, avec l’impeccable netteté du dallage.

Penchée sur le tableau pour mieux en apprécier les effets, Julia se sentit parcourue d’un frisson d’admiration professionnelle. Seul un maître comme Van Huys pouvait tirer ce parti du noir d’un vêtement : couleur fondée sur l’absence de couleur avec laquelle bien peu auraient osé jouer à ce point, et pourtant si réelle qu’on aurait cru entendre le doux frottement de l’étoffe sur l’escabelle rembourrée de cuir repoussé.

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